Avant de les rejoindre en haut, je reste quelques minutes dans le salon, assis sur le canapé. Il y a quelques secondes, j’étais motivé pour aller découvrir cette chambre mais cette motivation est retombée comme un soufflet. Tout est allé très vite, je crois que j’ai besoin de faire le point sur la situation. Je m’assois dans le canapé et ferme les yeux. En fait, je suis arrivé ici il y a à peine une semaine et les événements se sont bousculés à partir de là. Oui, je suis nostalgique de Londres, de ma sœur et de ses enfants mais le ranch m’a ouvert ses bras et j’y suis heureux. Même si la vie ici n’est pas de tout repos, j’ai fait des rencontres auxquelles je commence à m’attacher avec force. Il semble que je sois le premier depuis longtemps à avoir posé les pieds ici. Après moi sont arrivées Tilla puis Robine. Je les connais peu mais déjà, je sais que si l’une d’entre elle venait à partir, j’en serai peiné. J’espère que nous serons ici comme une famille…une famille qui ne se démantèlera pas à la moindre épreuve. Oh puis Robine…Robine. Je sais qu’inconsciemment, je l’ai déjà prise sous mon aile. Au moindre problème, à la moindre interrogation, égratignures, larmes, je suis prêt à surgir de n’importe où pour la protéger. Déjà, elle peut être sûre que lorsque nous serons dans la forêt, j’aurai un œil sur elle all the time. Puis je me rappelle que cette nuit, le canapé sera le lit de Tilla. La pauvre, pour une raison inconnue, n’a pas pu ouvrir sa chambre. Je tords les lèvres et me décide enfin à les rejoindre.

Elles sont toujours devant la porte, Robine a la main sur la poignée et semble prête à l’ouvrir. J’ai le ventre un peu serré et espère de tout cœur qu’elle aura accès à sa chambre. Silencieusement, je me poste derrière elles. Ce n’est qu’une question de secondes…

Je fais une moue rassurée en entendant la poignée s’abaisser et en voyant la porte coulisser sur ses gonds. Merci mon dieu. Robine se bloque un instant au pas de sa chambre, ne semblant pas en revenir. Je me permets de jeter un bref coup d’œil…En effet, cet endroit reflète bien l’esprit d’une jeune fille de son âge. Quelques touches d’originalité comme le monocycle ou le vieil écran de télévision me confirment que Robine est loin de ressembler à toutes les adolescentes que l’on croise dans les couloirs du lycée. Même si je suis infiniment soulagé de ne pas compter une nouvelle « rejetée », je ne peux pas m’empêcher de me sentir compatissant à l’égard de Tilla. La pauvre est la première à se heurter aux caprices du ranch. Il fallait bien que cela tombe sur quelqu’un et malheureusement, elle en a fait les frais. Elles rentrent toutes dans ce lieu, bien trop féminin et intime pour que je puisse y mettre les pieds sans m’en sentir gêné. Planté dans le couloir, je me gratte la nuque, dubitatif pendant que les filles s’extasient devant ce chef-d’œuvre de confort et d’imagination qu’est le nid de Robine. Bon…peut-être qu’elles attendent un geste de ma part non ? Peu convaincu, je fais un pas et rentre. « Inutile de te demander qu’elle est ta couleur préférée » Je fais en me tournant vers la nouvelle. Malgré son apparente bonne humeur, quelque chose crispe le sourire de Tilla. Je comprends aisément qu’elle ne soit pas tout à fait heureuse. « Tilla, si tu veux, je pourrai aller tenir compagnie au canapé cette nuit et te laisser ma chambre. » Je propose en observant de près le monocycle, admiratif des personnes arrivant à tenir là-dessus sans finir leur journée aux urgences.

Je souris à Tilla et respecte son choix, après tout, libre à elle de dormir où elle veut. Même si j’aurais eu l’esprit plus tranquille en la sachant au chaud dans ma chambre. Cela fait bien une minute que je suis accroupie par terre, observant le monocycle sous toutes les coutures. La selle, recouverte d’un cuir d’une joli couleur chocolat, a l’air moelleuse. Mais ce n’est certainement pas une raison pour me faire monter là-dessus. Je laisse échapper un rictus, imaginant aisément ce qui se passerait si je m’y risquais. Je pense purement et simplement que ce serait un véritable suicide. Je me relève, heureux de voir Robine roulée dans ses couettes flashy. Elle a l’air de s’être détendue, c’est tant mieux. Je m’apprête à reprendre la parole pour que l’on se mette d’accord quant à la quête de demain mais…c’est sans compter le coussin qui vient s’écraser en plein sur mon visage. Bouche bée, alors que l’arme du crime est mollement retombée au sol, je regarde impuissant la situation qui dégénère. D’accord…il est temps de tenter un repli stratégique et de laisser ces demoiselles malmener ces pauvres polochons innocents. Discrètement, alors qu’on semble avoir oublié jusqu’à l’essence même de mon existence, je me recule et m’assois sur une petite chaise de bureau tout aussi rose que le reste de la chambre. Je baisse la tête juste à temps pour éviter un coussin lancé avec hargne et vient s’échouer sur le bureau, manquant d’en faire tomber les mains en porcelaines qui le décorent.

Finalement, tout ce joyeux monde se calme. L’euphorie retombant, il est temps de passer à des choses plus sérieuses. Je plisse les sourcils en une expression attristée quand, à l’évocation de sa maison, Robine est au bord des larmes. Je me lève et m’assois à côté d’elle « Comme l’a dit Fleur, le ranch c’est un peu notre heu… » Je me passe une main sur le menton, cherchant mes mots « Notre bubble…comment vous dites-ça ? Hum…notre bulle voilà ! Il semble que nous devrions nous…réconcilier avec notre vie. » Je dépose un baiser aux consonances paternelles sur le haut de son crâne et regagne la petite chaise rose. Fleur me laisse la tâche de raconter à notre nouvelle venue les modalités de notre petite escapade de demain « Once upon a time…il y avait un nain, un peu bourru mais dont la gentillesse n’était égale qu’à la qualité de sa cervoise. Malheureusement, il s’avéra qu’un jour de forte pluie, se pressant pour regagner la chaleur de sa taverne et échapper à l’inhospitalité de cette forêt malmenée par la tempête, il en oublia ses fameuses herbes aromatiques. Mais un jour, braves et motivés… » Je souris et les regarde chacune d’un air amusé « Quatre ravissantes demoiselles à la beauté lumineuse et leur fidèle chevalier se proposèrent pour fouler de leurs pieds le sol de la forêt et ramener ces si précieuses herbes… »

D’accord, d’accord, j’admets que comme explication, il y a plus claire. Mais bon, que voulez vous ; déformation professionnelle. De toute manière, je suis sûr qu’elle a compris ! Elle sort de l’enfance, les contes de fées ça doit la connaître non ? Je croise les jambes et m’adosse confortablement à la chaise, écoutant attentivement la conversation qui se déroule. Je préfère ne pas m’immiscer et laisser chacun prendre sa décision. Robine, après les paroles de Fleur, décide de rester au ranch. Cette nouvelle semble soulager notre hôte qui nous avoue préférer savoir que les chevaux sont entre de bonnes mains. Bien, nous serons donc tous les trois – ou quatre si notre charmant LaÏla daigne se montrer – pour aller chercher la besace égarée.

En temps normal, nous n’aurions certainement pas autant hésité pour aller chercher un objet égaré au cœur d’une forêt. Cependant, le ranch de l’amitié et ses alentours sont tout…sauf normal. L’évocation même de notre mission sonne comme les carillons bringuebalant de l’incertitude. Nous n’avons aucune idée de ce qui se tapi dans l’ombre des sous-bois. Peut-être nous en faisons-nous pour rien mais dans le doute, mieux vaut-il se préparer à toutes éventualités. Je me permets d’ouvrir la fenêtre, m’asseyant au bord et sortant une cigarette de sa boîte. « Cela me semble une bonne chose que tu restes ici Robine, c’est un choix vraiment sage de ta part. » J’allume ma cigarette en observant les horizons. Au loin, presque invisible sous l’obscurité tombante, s’étend la forêt, impénétrable et mystérieuse. Elle me paraît tellement imprévisible sous ses grands feuillages qu’un frisson m’en traverse l’échine. « Au moins… » je reprends d’un air rêveur « cela te laissera le temps de te familiariser avec les lieux. » Je souris avant de souffler un nuage de fumée vers l’extérieur. « En tout cas Tilla, n’en doute pas, ton aide nous sera sûrement précieuse… ».

Puis Robine nous assure qu’elle saura s’occuper des chevaux, ce que personne ne semble mettre en doute. Une moue déçue s’installe sur son visage alors qu’elle soulève le fait que si nous partons à cheval, elle n’aura plus personne à bichonner. La voyant fermer les yeux, attristée par sa constatation, je m’empresse de la rassurer « Houla malheureuse ! Ne t’en fais pas, je doute que tu t’ennuies en notre absence. Nous partons avec trois ou quatre chevaux…or, le ranch en compte un peu plus d’une quinzaine. »