Réveille plutôt brutal ce matin. Disons que c’était le mouvement de trop. En voulant me rouler sur la droite, pour prendre le temps de me réveiller tranquillement, je tombe lamentablement sur le parquet. Je grogne en me relevant et me masse le coude. En tailleur sur le sol, la couette à moitié sur les épaules, je regarde le réveille. Déjà 7h15…les autres ne vont pas tarder à se réveiller, le temps du départ approche. J’étire longuement les bras au-dessus de la tête et vais choisir un jean ainsi qu’un T-shirt blanc à col rond. En sortant dans le couloir, la pénombre m’indique que personne n’est débout mais quelques bruits en cuisine m’intriguent. Je descends doucement les escaliers, au cas où Tilla dorme encore et constate effectivement qu’elle est confortablement enroulée dans ses couettes, son fidèle arc à ses côtés. Quelques lumières sont allumées et, surpris, j’aperçois Robine seule à la table. Déjà debout ? A son âge, je détestais profondément me lever tôt. Elle s’amuse avec un Ipod et semble très fraîche malgré l’heure matinale…plus fraîche que moi en tout cas. « Bien dormi ? » Je lance en arrivant près d’elle. Je m’absente un instant en cuisine pour me préparer un café et revient quelques instant plus tard m’assoir sur une chaise en croisant les jambes.

Sirotant mon café, je ne quitte pas la jeune fille des yeux. Sa réponse me chiffonne un peu. Je repose la tasse sur la table et me cale confortablement dans la chaise. Je laisse le silence planer entre nous. Après tout, peut-être aurait-elle préféré être seule ? En la voyant à la table, j’aurais dû remonter dans ma chambre et attendre qu’elle se réveille complètement. Il faut qu’elle prenne le temps de se faire à tout ça. Du jour au lendemain, on lui annonce qu’elle ne reverra ni ses parents, ni sa maison avant un temps que nous même ignorons. Elle va devoir s’habituer à vivre dans un environnement inconnu – et magique qui plus est – avec des personnes qu’elle ne connait ni d’Eve ni d’Adam. S’occuper des chevaux sans avoir à nous supporter lui sera certainement bénéfique. Elle aura le temps de penser à la nouvelle existence qui s’offre à elle et trouvera rapidement ses marques. Du moins, c’est tout ce que je lui souhaite. Sa tête, baissée, fait tomber une cascade de cheveux châtains devant son visage. Si son portable est encore allumé, elle semble avoir abandonné son jeu. Que signifie ce brusque renfermement sur elle-même ? C’est moi ? J’agrandis les yeux, me faisant la réflexion personnelle que je devrais être un peu plus souriant. Est-ce ma présence qui la gêne ? Après tout, je suis un homme d’une trentaine d’année, elle est adolescente, je comprends qu’elle ne veuille pas me parler. Je me gratte la tête, me demandant si je dois la laisser ou bien lui tenir compagnie, aussi silencieux que je sois. Je finis par remarquer qu’elle respire profondément et se tord nerveusement les doigts. Oh…Je me lève doucement et cherche un paquet de mouchoir dans les tiroirs des différents meubles du salon. Bingo, j’arrive à mettre la main sur quelques mouchoirs. Ne brisant pas le silence, je reviens m’assoir à ma place, sors un mouchoir de son paquet et le fait glisser vers Robine.

C’est à mon tour de me tordre les doigts devant le silence et l’absence de réaction de Robine. J’ai beau être une bonne oreille, je ne serai certainement jamais bon pour réhausser le moral de quelqu’un...Encore moins d’une adolescente de quinze ans. Je suis tiraillé. D’un côté, je n’ai pas envie de la voir comme ça. De l’autre, je ne trouve aucune parole réconfortante qui pourrait illuminer son visage. Même si cet endroit est agréable pour se ressourcer, la vérité doit être compliquée à digérer pour quelqu’un qui tient réellement à sa famille. De toute manière, je suis intimement convaincu que cette...mise en parenthèse des vies que nous menions avant n’est qu’un passage. Tôt ou tard, nous reviendrons de plein pied dans la réalité. Ca me fait froid dans le dos mais quand ce jour sonnera, nous serons prêts. Prêts à tout reprendre du début, à rayer nos échecs...prêts à nous séparer. Nous séparer...nous nous connaissons depuis quelques jours et déjà, nous vivons ensemble comme si nous nous étions toujours connus. Plus les heures s’égrainent, plus nos liens se renforcent, se sculptent, prennent le visage que nous voulons leur donner...qu’en sera-t-il dans un mois ? Un an ? Peut-être dix qui sait ? Quand nous aurons tout partagé, tout surmonté...Je pense que la peine de Robine, tellement profonde, a déteint sur moi. Allons Charly ! Ce n’est pas mon genre de broyer ainsi du noir, mieux vaut-il profiter de l’instant présent. Enfin...présentement, je ne sais plus quoi faire, quoi dire pour arrêter les sanglots de la jeune fille.

Dieu merci, c’est ici que Tilla décide de rentrer. J’espère seulement ne pas l’avoir réveillé en cherchant activement des mouchoirs dans tout le salon. J’ai pourtant été infiniment prudent...Voyant que notre jeune amie n’est pas dans son assiette, elle prend soin de lui redonner le sourire. Je ne saisis pas bien le sens de son histoire jusqu’au moment où elle mentionne son arc et la jeune fille qu’elle a faillit embrocher. C’est d’elle dont il est question. Je souris discrètement, la laissant terminer. Je lève les yeux et constate que la flèche est toujours plantée dans le mur. Remarquez, cela fait un porte-chapeau très atypique. Enfin, quand la chasseuse confirme effectivement l’authenticité de son histoire, je me fends d’un nouveau sourire apaisé et constate, soulagé, que Robine semble tout aussi amusée.

Fleur fini par nous rejoindre et s’empresse à son tour de redonner du courage à Robine. Je profite qu’on ne s’occupe plus de moi pour finir mon café. Je manque de m’étouffer lorsque Fleur mentionne le fait qu’elle finit par oublier le visage de ses parents. D’accord...ce ne sont peut-être pas les bons propos pour égayer quelqu’un mais, ne dit-on pas à juste titre que c’est l’intention qui compte ? Ce que je donnerai pour oublier le visage de mon père...or non, aussi paradoxal que cela puisse être, il reste gravé dans ma mémoire. C’est celui de ma mère que j’ai peur de perdre...Discrètement, je sors mon porte-feuille – bien inutile dans ces lieux-ci – et l’ouvre pour regarder la photo de maman que j’y ai glissé. Mauvais plan. Je sens les yeux qui me piquent. Je reviens brusquement à la réalité, rangeant précipitamment l’objet de mon chagrin dans ma poche de pantalon, lorsque Fleur mentionne l’existence de chevaux sauvages. Avoir mon cheval...c’est une situation que j’ai déjà connu. Mais à l’époque, je ne prêtais pas vraiment attention à l’animal. C’est une jument que je voudrais. Il y a quelque chose dans leur regard de franc, de doux...Dignes et impétueuses...Je m’éclaircis la voix, gommant toute trace de ma tristesse éphémère. « C’est une bonne nouvelle ça...Quoi de mieux que d’avoir un cheval à soit ? » Je m’absente dans la cuisine pour aller rincer ma tasse et élève la voix pour que les filles puissent m’entendre distinctement. « Tu sais Robine, tu n’as qu’à prendre tout ça comme...de longues vacances méritées. Je ne suis peut-être pas branché...voire totalement vieux jeu, je ne suis absolument pas à la page question adolescence, je manque cruellement d’informations concernant les nouvelles technologies et mon portable pourrait être exposé dans les vitrines du Louvres tant il ressemble à un vestige d’une autre époque. Tout ça mise à part... » Je range la tasse et m’appuie à l’encadrure de la porte «...je te promets sincèrement de faire cesser ces larmes...A vrai dire, je le promets à vous trois. Etre un homme, en plus d’être le sexe faible et d’être dénué de toute délicatesse, c’est compenser par sa présence. » Mon dieu, c’est rare de m’entendre parler autant. D’ailleurs, j’estime que j’en ai beaucoup trop dit...Je me rassois à la table, observant avec un amusement non dissimulé le changement radical qui s’opère sur le visage de Robine. Elle bondit de sa chaise comme si une petite bête l’avais piqué et semble prête à partir s’occuper des chevaux. Autant de motivation fait plaisir à voir et me redonne un coup de fouet. Voyant l’heure avancer, j’inspire profondément. Allez, mon cheval ne se sellera pas tout seul. Je me lève et, avant de sortir, prends le temps d’échanger encore quelques paroles avec la jeune fille « Bon courage Robine, tu vas voir, ça va vite passer ! Si tu te sens un petit peu seule, j’ai quelques livres qui pourraient te plaire dans ma chambre, n’hésite pas....leur compagnie peut être bien plus intéressante que tu ne le crois. »Je lui souris et sors dans la cours.