On dirait que je me suis fait abandonner par les filles. J’admets que j’ai un peu forcé le destin. Sans en avoir pris réellement conscience, l’Angleterre me manque. J’ai été pris par un violent mal du pays pendant que Tilla essayait vainement d’ouvrir la porte de sa chambre. J’ai pris ça pour un rejet de la part du Ranch. Moi qui n’y croyais pas il y a encore vingt-quatre heures, je commence à prendre tout cela au sérieux. Mais ce rejet, cette barricade, cet interdiction de mettre les pieds chez soit. J’ai l’impression de me voir et ça me fait mal. Hors de question que je leur montre, qu’elles voient que le seul homme au ranch est défaillant émotionnellement en ce moment. Tilla, malgré sa volonté de découvrir sa chambre reste le nez à la porte. Il y a encore peu de temps, cette porte, fermée et hermétique à toutes mes excuses noyées de larmes, c’était celle de mes propres parents. Quand on a que ça pour se raccrocher, ça vous broie et vous vide de toutes joies de vivre. Ensuite, l’impression tenace de ne plus avoir sa place prend possession de vous. Je sais, du moins je l’espère, que ma place ici n’est plus discutable. Je souhaite de tout cœur que Tilla, si jeune, ne connaisse rien de ces stupides douleurs.

Comme je ne me sens pas le cœur à sortir, je les laisse s’absenter. Cette solitude devrait m’être bénéfique. Le pas trainant, je vais dans ma chambre où les larmes, difficilement retenues jusque là, se mettent à couler. Mon visage, rougi par le chagrin, est un torrent de tristesse. Me laissant glisser contre le mur, je me recroqueville, les mains m’encerclant la tête. « Putain ! » C’est le seul mot que j’arrive à rugir. Mon esprit, tourmenté, n’arrive même plus à mettre des mots sur l’immense mélancolie qui m’a brusquement miné le moral. J’ai dû rester plus de deux heures adossé à ce mur, à me ressasser les vieilles blessures. Puis, plus j’y pensais, plus je me sentais léger. J’avais juste besoin de me mettre en face de tout ça. De regarder dans les yeux mes vieux démons. C’est tout ce dont j’avais besoin pour tourner la page…ou du moins commencer à la tourner. Ca ne se fera pas d’un coup. J’essuie mes larmes d’un revers de la manche, et reprends vite du poil de la bête. En me relevant, complètement ragaillardie je décide de mettre mon énergie au service de la quête confiée par Zarakaï.

Après avoir déambulé dans la totalité de l’auberge et visité au moins deux fois chaque pièce, j’ai réussis à dégotter ce qu’il nous faut de sacs de couchage, tentes et autres choses utiles pour les excursions. Tout cela, soigneusement balancé sur l’herbe. J’ai tellement chaud que mon T-shirt me colle à la peau et mes cheveux sont aplatis contre mon crâne. Je galope dans le salon pour regarder l’heure. « Holly Shit ! ». Il va être sept heures, j’avais prévu de faire à manger mais certainement pas dans cet état là. En un temps record, je prends une douche et enfile un nouveau pantalon ainsi qu’une nouvelle chemise.

Aux fourneaux, je m’active pour que le repas soit prêt dès leur arrivée. Pendant que les légumes cuisent et que la viande marine, je dresse la table dehors, sur la terrasse, il fait beau…autant en profiter. Accablé par la chaleur de la cuisinière, j’ouvre ma chemise avant de vérifier où en ait la cuisson. Tout m’a l’air parfait. Il n’y a plus qu’à attendre mes chères amies. Je garde tout cela au chaud et…oops, j’ai oublié d’amener l’eau sur la table. Je remplis une carafe d’eau fraîche, sort sur la terrasse et « Oh ! Vous êtes déjà de retour… » Je dépose le récipient à côté de nos assiettes et referme le haut de ma chemise. « Vous avez faim ? »

Laïla. Disons qu’elle a le don de disparaître aussi vite qu’elle est apparue. Je me contente de hausser les épaules, les sourcils remontés en une expression penaude. Les laissant s’installer, je remplie leur verre d’eau…Il n’est jamais trop tard pour renouer avec les bonnes habitudes non ? De toute manière, et ceci est strictement personnel, je ne peux plus voir une goute d’alcool. Cela m’apprendra à me laisser ainsi aller. Après avoir servi Tilla qui, elle-même, servit Fleur, je prends place en bout de table et les laisse remplir leurs assiettes avant d’en faire de même. Je verse de l’eau dans un grand verre et prends le temps d’informer les filles sur ce qu’elles ont dans leur assiette « Ce n’est pas grand-chose, des légumes au beurre et du veau…j’ai été un peu pris par le temps. ». Je leur souris et ; d’un simple signe de la tête, les incite à se rassasier. Je passe une main dans mes cheveux encore légèrement humide et croise les jambes, buvant une petite gorgée d’eau. « Je ne suis pas sûr de faire de vieux os ce soir… » Je balance la tête en arrière et ferme un instant les yeux « Mangez tant que c’est chaud…le veau froid, ce n’est vraiment pas agréable… »

Comme je l’avais dit, Laïla, après quelques heures sans donner signe de vie, nous apparaît enfin. Evidemment, j’avais prévu qu’elle nous rejoindrait certainement au cours du repas. J’acquiesce, souriant, tout en lui désignant une chaise libre de la main. Je commence à me lever mais je suis stoppé dans mon élan par Fleur qui, comme si elle avait été mordu par je ne sais quelle bête, bondie de sa chaise. En une vitesse record, elle se plante devant son amie brune à la chevelure très…très agrémentée et l’immerge sous un flot d’excuses. Je secoue la tête en reposant la fourchette dans mon assiette. J’aurais pu y penser aussi remarquez…Je me gratte la nuque, un peu gêné d’avoir laissé cette lourde tâche à Laïla. Je me penche légèrement vers Tilla et lui parle à voix basse ; « Quand nous serons rentrés de cette quête, nous irons nous occuper des chevaux, Laïla a besoin de repos. » Cette dernière tourne les talons pour aller chercher des couverts mais, en temps que gentleman importé tout droit de Londres, je tiens à ce qu’elle se mette à son aise et n’en fasse pas plus. En quittant ma chaise, je pose une main confiante sur l’épaule de Tilla, comme pour lui dire qu’elle avait sa place ici et qu’elle pouvait compter sur moi pour les tâches à venir. Je rattrape Laïla par le poignet et lui prie de me laisser faire. Laissant ces demoiselles entre elles, je m’éclipse un instant dans la cuisine pour ramener ce qu’il faut à Laïla. Je reviens au milieu de la conversation et, ne voulant pas les couper, sers silencieusement la co-directrice, déposant les couverts devant elle. Tout aussi silencieusement, je reprends ma place. Pendant un instant, je m’intéresse de près à une minuscule coccinelle qui a entrepris d’escalader ma chemise, me déconnectant totalement du reste du monde.