J’ai bien besoin de ça tiens. La brume ne semble pas vouloir me libérer et me garde jalousement captif dans ses bras vaporeux. Soupirant, je continue d’avancer prudemment dans une direction inconnue au milieu de nulle part. Je dois certainement être fou. Beaucoup auraient déjà fait demi-tour pour regagner le siège moelleux de leur voiture. Pourtant, je m’obstine. Je ne compte plus le nombre de fois où je me suis tordu la cheville sur un monticule de terre, tout ce qui m’importe c’est de savoir où mes pas me mènent. Tout est bien trop silencieux, l’ambiance est chargée de mystères. Je m’arrête un instant et me retourne, je suis cerné par l’épaisse purée de pois ; rebrousser chemin est maintenant devenue impossible.

J’ai un hoquet de surprise quand le même cheval d’ébène que tout à l’heure surgis devant moi, écrasant impérieusement l’herbe sous ses sabots. Face à face, aucun de nous deux ne bougent. Lui parce qu’il me jauge du regard. Moi parce que j’ai le souffle coupé. Ce qui se déroule paraît surnaturel. A tel point que je me demande si je ne rêve pas. La respiration bouillante du cheval qui me fouette le visage me convainc que je suis bien dans la réalité. J’appose ma main sur les naseaux dilatés de l’animal ne m’attendant pas à cette douceur sous mes doigts. Tant de candeur dans son regard, tant d’humanité dans son expression. Le suivre est la solution qui s’impose. Plus j’avance, plus le paysage autour de moi devient clair. Je distingue des arbres qui s’éparpillent dans des prés clôturés et le contour des bâtiments qui se dessinent. Je suis tellement absorbé par l’observation des alentours que je ne porte plus aucune attention à mon guide. Guide qui a profité de mon inattention pour…littéralement se volatiliser.

Un vent chaud fini de dégager le paysage de cette brume oppressante. Un soleil radieux s’invite dans le ciel, caressant ma peau frissonnante. Je fais plusieurs tours sur moi-même, prêtant attention à chaque son et à chaque détail qui m’entourent. Des hennissements, des ronflements et les bruits des sabots m’indiquent que je dois me trouver dans un ranch. Un sourire me fend le visage. Je ne sais pas par quelle magie je me suis retrouvé ici mais c’est une chance de renouer avec une vie que j’ai, il y a longtemps, laissé de côté. Ne sachant que faire et ne voyant âme qui vive autour de moi, je passe quelques minutes à me tordre les droits, scrutant cet immense bâtiment en bois, droit devant moi. Je me décide à aller frapper à la porte, qu’est-ce que je risque de toute manière ? Retrouvant l’usage de mes jambes, précédemment coupées par la grandeur et la beauté de mon environnement, je me dirige, décidé, vers le chalet.

En m’avançant, mon regard est attiré par une des portes, légèrement entrouverte et me laissant apercevoir un petit bout de nez peu rassuré. Je la salue de la main ;« Hello there…hum…excusez mon intrusion, j’ai été attiré ici par…. » Je me mordille la lèvre…elle va certainement me prendre pour un allumé si je lui raconte les raisons de ma venue. « …laissez tomber. Je m’appelle Charly. »

J’acquiesce en me passant une main dans les cheveux, un sourire mélancolique accroché au visage. Plus j’y pense, plus je me rends compte que ce comportement n’est pas le miens. Je n’ai jamais été du genre à m’aventurer comme ça tête baissée. C’est comme si quelqu’un, ou plutôt quelque chose, m’avait poussé dans l’enceinte de ce ranch. C’est un peu effrayant en y pensant. Je me tourne vers le chemin d’où je viens. Il n’y a plus aucune trace de la brume qui m’avait encerclé il y a à peine cinq minutes. Tout autour de moi s’étire un paysage digne du grand ouest américain, parsemé ça et là de quelques arbres rustiques aux formes rudes. Le ciel est d’un bleu éclatant, quelques nuages s’invitent timidement, s’étirant en de fines langues cotonneuses. Ma voiture est toujours plantée à l’entrée du domaine, pleine de mes remords les plus profonds et de mes souvenirs les plus doux. Je ne la quitte pas du regard, observant sa carrosserie rutilante briller de ses milles feux, me demandant si c’est ici que je vais enfin poser mes valises. Disons que j’ai le temps pour me décider. Je taquine mes clés dans la main et les plonge finalement dans ma poche, m’accordant la chance d’être heureux et de voir si ce ranch sortie de derrière la brume est bien ma terre promise. « Cet endroit est superbe » Je tente d’un ton tout à fait dégagé en sortant un paquet de cigarettes de ma poche « vous y élevez des chevaux ? » Après quelques essais infructueux, mon briquet daigne laisser s’échapper une flammèche « Est-ce que je peux me permettre de rester quelques jours… » Je souffle un nuage de fumée en l’air et ais un petit rire « Non, c’est certainement trop demandé…je ne vous dérange pas au moins ! » Je m’enquis et levant les sourcils et en regardant ma montre. Il est neuf heures du matin, j’ai roulé toute la nuit sans réellement m’en rendre compte. Je passe une main sur mon menton pensif alors que je commence à sérieusement me sentir honteux d’avoir dérangé cette demoiselle dès le saut du lit.

J’ai l’impression que Fleur panique pour nous deux. J’ai beau me forcer, je n’y arrive pas. D’accord, le ranch et mon arrivée ont quelque chose d’assez peu commun. De là à parler de surnaturel…J’ai beau écrire des histoires pour les enfants, je reste quelqu’un de très terre à terre. Tant que je n’ai pas vu ni constaté quoi que ce soit qui pourrait me mettre le doute, je reste sceptique. A mon avis, le fait qu’elle ne puisse joindre aucun membre de sa famille va avec le fait que cet endroit est réellement paumé au milieu de nulle part. Rien ici ne s’apparente de près ou de loin à un village. A croire que nous sommes seuls au monde. Pourtant, je sais qu’une trentaine de kilomètres au sud, il y a une petite ville où je me suis arrêté avant de tomber ici comme un cheveu sur la soupe.

Quand je disais que Fleur panique pour nous deux réunis, mes doutes se confirment lorsqu’elle éclate d’un rire nerveux. D’accord, soit j’ai la braguette ouverte soit elle n’a vraiment pas l’habitude que quelqu’un se pointe à l’improviste. Je repense un instant à ce qu’elle m’a dit à propos du fait qu’elle est coupée du monde, écrasant ma cigarette sous mon talon. Ne plus voir ma famille me soulagerait bien trop pour que ce soit vrai. Perdu dans mes pensées, je n’entends plus sa voix qui semble me parvenir de loin. Si l’envie m’en prend, je n’ai qu’à faire demi-tour et à remonter dans ma voiture mais…étrangement, c’est ce que je désire le moins au monde.

Je lève un sourcil en constatant, que dans la pièce qui doit être le salon, un plateau gît sur le sol parsemé de morceau de porcelaine et de chocolat. D’accord, visiblement, mon arrivée est quelque chose d’exceptionnel. Quelques paroles me sortent de ma torpeur. Se joint à nous une jeune femme brume qui s’affaire à nettoyer cette effusion matinale de lait chocolaté. Si j’ai bien suivi, il doit s’agir de Laïla, la fameuse meilleure amie. Je lui renvois un sourire chaleureux. Avant que je puisse lui répondre, Fleur me demande si je désire une chambre. J’ai un rictus ; « N’imposez pas ça à ces pauvres bêtes, je me contenterai d’une chambre » je réponds dans un clin d’œil. Gêné de laisser l’autre jeune femme nettoyer le sol, j’enlève mon chapeau et l’accroche au dossier d’une chaise. Je m’accroupis et m’applique à ramasser les éclats épars du bol. « Permettez… » En prenant soin de ne pas m’entailler un doigt, je récolte les morceaux et regarde autour de moi à la recherche d’une poubelle. Bingo, trouvée. Après avoir jeté tout cela et reposé le plateau sur la table, je lui tends la main, « Charmé Laïla, Charly Heatherfield, il semble que vous soyez forcées à me côtoyer…navré » Je souris aux deux jeunes femmes, attendant la suite des événements, aussi inattendues soient-elles.