J’ai à peine le temps de réaliser pleinement ce qu’il m’arrive et de détailler un peu les lieux que Fleur m’agrippe par la manche comme le ferait une enfant pour trainer un papa réticent au manège. Je suis bien obligé de la suivre même si j’aurais donné mon chapeau – et Dieu sait que j’y tiens – pour pouvoir m’assoir ne serait-ce qu’une minute. Je jette un rapide coup d’oeil incompréhensif vers Laïla avant de capituler et de me laisser tirer comme un boulet. Mes yeux ne perdent rien de la pièce que nous traversons, de l’escalier et du couloir à l’étage. Le bois clair et les fenêtres plein sud donnent un aspect très chaleureux à cet endroit. La décoration est simple mais harmonieuse, comme je l’aime. Ne perdant pas une miette de ce que me dit mon hôte, je la regarde intéressé mais néanmoins toujours un peu sceptique. Des portes qui ne s’ouvrent pas ? Si je comprends bien, je risque de passer le restant de mes nuits sur un canapé dépliant ? Oui, parce que malgré sa proposition très touchante, il n’est pas question que ce soit elle qui se prive. Une chambre, c’est un endroit intime qui en dit bien plus sur soit qu’on ne veut bien le croire et je ne veux pas immiscer.

Nous nous arrêtons devant une porte et je suis pris d’un léger vertige. Je ferme les yeux et place une main sur la tempe durant quelques secondes. « Excusez moi... » Je fais un rouvrant les paupières, souriant. Presque cérémonieusement et m’attendant à une quelconque résistance, j’abaisse la poignet. Entrouvrant légèrement la porte, je jette un coup d’oeil à l’intérieur. Un sourire franc étire mes lèvres. On croirait que cette chambre a été faite pour moi. Simple et confortable, que demander de plus ? Un grand lit à l’aspect moelleux trône au-dessous d’une fenêtre. J’ai même le droit à un bureau pour ne pas perdre la main et continuer à dessiner. Je m tourne vers les deux jeunes femmes. « Je signe mesdemoiselles ! Vous...vous voulez rentrer un instant ? »

Table de chevet, penderie et étagères. Tout est là. Je sais déjà comme tout sera organisé. Mes chemises seront soigneusement pendues à des cintres et mes pantalons minutieusement pliés sur l’étagère du bas. Comme à mon habitude, les tiroirs serviront de dépotoirs/vides poches/Bazard cosmique dans lequel je suis le seul à pouvoir trouver quelque chose. Ce petit coin là-bas bien trop vide à mon goût ne tardera pas à faire place à un petit écran de télévision quant à cet espace douillet près de mon lit, j’y vois bien le coussin d’un chat ou d’un petit chien.

Le nez levé , je constate avec une certaine satisfaction que les poutres soutenant le plafond semblent être d’une robustesse à toutes épreuves. L’isolation me paraît bonne mais en ces temps de grandes chaleurs, un ventilateur ne serait pas de trop. Pendant que je cogite sur la future organisation de ma chambre, je remarque que Fleur s’intéresse de près à mon bureau. Après tout pourquoi pas ? C’est un beau bureau avec un sacré matériel de dessin attendant patiemment qu’on l’utilise. Attendez ? Un frisson me parcours l’échine. Personne n’est rentré dans cette pièce avant ? Et de toute manière, je n’ai pas encore mentionné le fait que j’étais illustrateur…J’observe du coin de l’œil, faisant mine de m’intéresser à la lampe au-dessus de moi. Puis Fleur m’interpelle et me demande quelque chose à propos d’un croquis posé sur la table. Je ne vois pas ce qu’un de mes dessins ferait ici mais, souriant, je vais en prendre connaissance.

C’est là que mon cœur rate un battement. «C’est à peine croyable » je souffle en tendant une main fébrile vers la feuille de papier « Oui, c’est bien de moi… » Aucun doute possible, il y a même ma signature sur le coin en bas à droite « Ce dessin date d’un certain temps, il représente la vue que j’avais de ma chambre à Londres…mais je l’avais soigneusement rangé avec les autres… ». QU’avais-je dit déjà ? Que mes réticences face à la magie pouvaient être ébranlées par un constat visuel. Bien voilà, il semble que tout un pan de mes croyances soient remises en question. Je passe une main légèrement tremblante dans mes cheveux, les yeux rivés sur ce croquis. Je me rappelle exactement des conditions dans lesquelles je l’ai fait ; c’était le soir même de mon divorce, peu de temps avant que je quitte Londres. Sûrement pour toujours garder dans mon cœur le tumulte et l’animation de mes tendres rues anglaises. Je repose soigneusement ce trésor et, en inspectant le matériel à ma disposition, me demande vraiment à quoi va maintenant ressembler mon existence.

Je m’assois un instant sur une des chaises de mon bureau, les jambes coupées par la surprise et l’émotion que me provoque la vue de ce croquis. Me dire qu’il sera certainement mon seul souvenir de Londres me met légèrement mal à l’aise. Pour l’instant, mes chances de sentir l’odeur récente de la pluie sur le bitume, d’écouter Big Ben raisonner ou d’attendre le métro en compagnie de mes amis sont réduites à néant. Je ne sais pas si je dois m’en réjouir ou fondre en larme. Je suis mitigé. Pourtant, je sais que me retrouver au milieu de nulle part, de mêler mes passions, de recommencer ma vie en compagnie de nouvelles personnes fait partie de mes vœux les plus chers. Penser que je pourrai de nouveau sentir cette fierté en galopant brides abattues alors que le soleil se lève juste, me regonfle un peu. Tant de changement me secoue un peu mais je me connais, dans deux jours, j’aurai déjà ancré mes racines ici et celui qui me fera partir devra s’y prendre tôt. Je ris doucement quand Fleur se décompose pour la simple raison de m’avoir tutoyé. Je croise les jambes, pose un coude sur le bureau avant d’appuyer la tête sur mon poing « Je n’appelle pas ça être impolie mais visionnaire. Si nous sommes voué à se côtoyer autant oublier nos vieux concepts non ? » En parlant, je griffonne vaguement la silhouette d’un cheval sur le coin d’une feuille. Sans décoller les yeux du dessin, je reprends d'une voix lointaine. « Dit moi un peu tout ce que je dois savoir sur la vie ici… »

C’est beaucoup à assimiler en une seule fois…surtout quand on venait de rouler une centaine de kilomètres. Entre ce ranch aux allures de bateau fantôme, le croisement magique qui mène où bon lui semble et ce sifflet doré, brillant de toute sa splendeur au creux de ma main, je ne sais plus vraiment à quel saint me vouer. La chose la plus certaine pour le moment, c’est que j’ai un besoin non négligeable de me reposer. En soufflant en dernier nuage de fumée, j’écrase ma cigarette machinalement dans un cendrier en verre. Apparemment, on savait aussi que je suis fumeur avant même que je mette un pied dans cette chambre intrigante. Posant mon stylo sur la harde de chevaux que j’avais vite griffonné, j’étire les bras au-dessus de la tête et décroise les jambes. Je suis tiraillé entre l’envie de m’affaler sur mon lit et celle de tenir compagnie à Fleur. Remarquez, ce serait plus polie de ma part. Donc, la question ne se pose plus.

En farfouillant dans ma valise pour en sortir en chainette en or, je souris sincèrement à la jeune femme blonde « Je range mes affaire et je te rejoins tout de suite pour le déjeuner…après quoi je serai heureux de t’accompagner en balade ». J’arrive enfin à suspendre le sifflet comme un pendentif et l’accroche autour de mon cou pour être certain de ne jamais le perdre. Je le prends entre mes doigts et le regarde sous toutes les coutures, pensant qu’il aurait plus à ma nièce avec cette énorme pierre brillante incrustée. Si c’est un moyen de rester en contact avec ma sœur et ses enfants, j’en prendrai soin plus qu’il n’en faut. Quand on a plus qu’un pan de la famille auquel se raccrocher, croyez-moi, on le fait férocement. « Merci » je fais la gorge un peu serrée. Je m’éclaircis la gorge et me passe une main dans les cheveux. « Je te rejoins vite. » Je promets en sortant une pile de pantalon que j’entrepose dans une étagère.